I
Ils étaient trois marchands, un père et ses deux fils, qui tous les mois empruntaient la longue route qui les menait de leur village, situé près de Troie, à la grande cité de Byzance. Ils s’y rendaient pour faire le commerce de leurs pots, car ces hommes étaient d’une lignée de potiers. L’expérience des générations d’artisans qui les avaient précédés avait raffiné leur technique et leur art. Cette famille était connue et reconnue à Byzance. À chacun des voyages qu’effectuaient ces hommes, les clients se pressaient devant leur étal du marché afin d’admirer les nouveautés qu’ils avaient à offrir. Des simples tajines en terre cuite aux lourdes amphores pour conserver le vin, ils offraient toujours les meilleurs produits à des prix compétitifs.
Ces fréquents voyages étaient pour eux une façon de prendre des vacances et de voir du pays. Pour honorer toutes leurs commandes, ils prenaient rarement le temps de respirer. Un séjour à Byzance sonnait alors à leurs oreilles comme l’obligation de s’arrêter et de prendre un peu de temps pour discuter entre eux.
— Nous y serons bientôt, mes fils ! s’exclama le père dont la barbe et les cheveux blancs trahissaient son âge avancé. Je sens que nous ferons des affaires d’or ! Avec les profits que nous empocherons, je rapporterai de la soie et des bijoux pour votre mère.
— J’admire la jeunesse de votre cœur et votre générosité, père… mais vous êtes un dépensier ! dit le cadet de ses fils pour le taquiner. Mon frère et moi sommes les joyaux de cette famille, nul besoin d’offrir des bijoux à notre mère puisque, avec nous, elle est déjà la plus riche des femmes !
— Ah ! mon fils ! Quel avare tu fais ! s’amusa le vieux potier. Tu philosophes pour épargner quelques sous ? Eh bien, tu me déçois ! C’est en effet une excellente façon de devenir riche, mais malheureusement, c’est aussi comme cela que l’on termine sa vie seul avec son argent. Rappelle-toi toujours que l’amour est comme un feu, il faut entretenir sa flamme pour en recevoir un peu de chaleur. Demande à ton frère qui se morfond depuis que nous avons quitté le village ! N’est-ce pas que j’ai raison ?
— Ne me taquinez pas, père, répondit l’aîné qui rongeait son frein depuis un bon moment. J’aimerais mieux être dans les bras de mon aimée qu’avec vous deux sur cette route interminable. Sans vouloir vous offenser, j’aime mieux dormir contre son corps que contre celui de mon frère qui, en passant, pue l’urine de jument !
— Voilà qui confirme mes dires ! rigola le père. L’argent ne remplacera jamais le corps chaud d’une femme. Je suis bien content de te l’entendre dire ! Mais rassure-toi, mon garçon, plus la séparation sera longue, plus ton aimée sera chaude à ton retour… La vie est ainsi faite, tu peux me croire !
— Eh bien, moi, rouspéta le cadet, je trouve que les femmes coûtent bien cher et que, finalement, elles ne servent pas à grand-chose. De plus, elles rendent les hommes misérables et les transforment rapidement en esclaves. Quand on m’enterrera, ce sera sur un lit d’or, comme un roi !
— Ça ne devrait plus être long, car tu sens si mauvais qu’on dirait que tu es déjà mort ! fit l’aîné, moqueur.
— Quand je t’écraserai mon poing sur le nez, tu verras bien si je suis mort !
— Nous en reparlerons quand tu auras du poil au menton… Pour l’instant, laisse les hommes discuter entre eux !
— Tu veux que je t’assomme, cocu ?
— Qui traites-tu de…
— Toi ! Car tout le monde sait que ta petite amie a beaucoup de courtisans et que tu n’es pas le premier à qui elle offre ses faveurs. À ta place, je la surveillerais de plus près. À moins que tu ne sois pas assez puissant pour la satisfaire tout seul ?
— Petit morveux ! Retire tes paroles ou je te fracasse la tête contre le…
— ÇA SUFFIT, LES GARÇONS ! intervint le potier d’un ton faussement autoritaire. Vous vous chamaillerez plus tard ! Dans quelques heures, nous serons à Byzance, et je veux vous voir en forme pour les clients. Comme d’habitude, nous ferons des rotations à la table de vente. Vous aurez tout le temps voulu pour régler vos comptes à ce moment…
La grande charrette tirée par quatre puissants bœufs traversa un petit pont de bois, puis s’engagea dans une longue courbe à l’issue de laquelle on pouvait voir au loin la ville de Byzance. Pour la famille de potiers, ce passage obligé représentait la dernière étape à franchir avant d’atteindre la grande cité. De là, on pouvait voir le détroit du Bosphore ainsi que les passeurs qui attendaient patiemment des clients. Certains d’entre eux transportaient des attelages complets de chevaux sur d’énormes barques à voiles, alors que d’autres, à bord d’embarcations plus petites, s’occupaient uniquement des passagers à pied. Dans la lumière du soleil de midi, le spectacle de ces bateaux se découpant sur un fond bleu azur était enchanteur.
Chaque fois, les potiers profitaient de ce moment de contemplation pour casser la croûte en admirant le paysage.
— Nous y voici, les garçons ! Sortez le vin, le pain et le fromage, j’ai l’estomac dans les talons ! s’exclama le père en se tapant sur le ventre. Votre mère nous a préparé un pain aux fruits si doux qu’on dirait qu’il vient tout droit du ciel !
Une fois le chariot immobilisé, les trois potiers posèrent les yeux sur Byzance, mais au lieu de l’image de vie et de prospérité que renvoyait la ville, il n’y avait plus maintenant qu’un vaste champ de ruines. Toutes les fermes qui côtoyaient les murs d’enceinte avaient été brûlées. Les immenses champs qui alimentaient inépuisablement le grenier des Byzantins ressemblaient à des terrains vagues laissés en friche. Au loin, le port qui regorgeait jadis de bateaux de marchandises semblait maintenant abandonné. Seul un bateau à moitié coulé battait encore pavillon près des quais, ses voiles déchirées par le vent. Même les embarcations des passeurs avaient déserté la rive.
— Mais que s’est-il passé là-bas ?! s’exclama le vieil homme, complètement bouleversé. On dirait que les dieux ont décidé de châtier Byzance et qu’ils ont envoyé leurs armées célestes pour tout détruire. Je n’arrive pas à le croire ! Non, ce sont mes yeux qui me jouent des tours… c’est impossible ! Voyez-vous la même chose que moi ?!
— Non, père, vos yeux ne vous trompent pas ! Cette ville n’existe plus…
— Regardez, père, regardez près des quais des passeurs, il y a des drapeaux perses un peu partout…, remarqua le cadet. La ville siérait tombée aux mains de ces chiens ? Ce sont donc les Perses qui ont attaqué cette ville ?! Ils sont peut-être encore là…
— Ne t’inquiète pas au sujet des Perses. S’ils étaient ici, ils sont maintenant repartis…, dit le vieux potier.
— Comment en êtes-vous certain, père ? demanda l’aîné, inquiet.
— Nous aurions vu des Byzantins empalés des lieues avant notre arrivée, répondit le père. J’ai déjà eu affaire aux Perses dans ma jeunesse, alors que je faisais partie des armées de Troie. Ils ont essayé pendant des mois de prendre la ville, mais ils se sont fatigués, puis ils sont retournés chez eux. Comme j’étais discret et doué pour me déplacer furtivement, mon commandant m’a demandé de les suivre afin de m’assurer qu’ils avaient bien quitté nos terres. C’est là que j’ai été témoin pour la première fois de leur barbarisme… Sur la route menant aux villes et aux villages conquis, il y avait des hommes, des femmes, mais aussi des enfants transpercés d’un pal. Il y en avait partout… dans les champs et près des maisons, mais aussi dans les arbres, puis aux portes des villes. J’en ai rapidement déduit que les troupes d’Assurbanipal marquaient de cette manière leurs nouveaux territoires après une conquête. Il s’agit d’une façon bien à eux de dissuader les curieux… Si les Perses étaient encore là, nous aurions croisé leurs malheureuses victimes bien avant d’arriver jusqu’ici.
— Mais alors, que s’est-il passé ? C’est à n’y rien comprendre !
— Je ne sais pas, mon fils, mais nous devons en avoir le cœur net… Laissons là notre chariot et notre cargaison, et allons jeter un coup d’œil. Ton jeune frère restera ici pour faire le guet.
— Ah non, je veux y aller aussi ! protesta le cadet. Je veux absolument vous accompagner…
— Toi, tu restes ici ! insista le vieux potier. Si nous ne sommes pas revenus à la tombée du soleil, tu repartiras au village avec le chariot. Si un malheur nous arrivait, il faudrait que tu te rendes vite au grand conseil de Troie pour les informer de ce qui se passe ici. Tu diras que c’est moi qui t’envoie, et on t’ouvrira les portes de la salle des sages. Mes faits d’armes sont encore présents dans l’esprit de plusieurs haut gradés qui se trouvent maintenant à ce conseil. Si ton frère et moi ne devions pas revenir de notre expédition à Byzance, c’est toi qui devras t’occuper de ta mère et de tes sœurs ! Tu comprends maintenant ? Pour l’avenir de ma famille, je ne peux pas me permettre de perdre mes deux fils en même temps…
— Très bien, père, j’ai compris… Je resterai ici pour vous attendre.
— Parfait ! Allez, cachons les bœufs et la cargaison dans la broussaille !
Une fois le travail accompli, le père et son fils aîné quittèrent la route et se dirigèrent prudemment vers les quais des passeurs. Parmi les décombres et les restes humains, ils dénichèrent une petite embarcation allongée à voile, mais également munie de solides avirons. Une fois à bord, ils la libérèrent de ses amarres et naviguèrent sans problème jusqu’à l’autre rive. Le fort vent d’ouest les porta en un temps record sur les plages de sable fin où, anciennement, des familles byzantines se regroupaient pour pique-niquer.
Une fois sur la terre ferme, le potier et son fils marchèrent à travers les champs en direction de Byzance. Rapidement, ils croisèrent des cadavres, tant de fermiers et de guerriers byzantins que de soldats perses. En plus de gigantesques carcasses d’éléphants, ils trouvèrent aussi un troupeau de chameaux massacré. Par endroits, la terre était couverte de milliers d’empreintes de loups, bien visibles dans la boue séchée.
— Voilà les responsables de ce carnage, dit l’aîné du potier en montrant du doigt les traces. On dirait bien qu’une meute de loups gigantesques est venue se repaître ici…
— Non, mon fils, ils ne sont pas venus ici pour manger, mais uniquement pour tuer… Regarde comme les corps de ces pauvres victimes ont été mutilés ! Je t’assure que les animaux qui tuent de cette façon n’ont pas l’estomac vide, ils ont la rage au ventre…
— Mais pourquoi une meute de loups aurait-elle décidé de s’attaquer à une ville ? C’est tout à fait farfelu ! Je ne connais pas grand-chose à ces animaux, mais on m’a déjà raconté que les loups se promènent toujours en petits groupes et qu’ils n’attaquent pas les villages… encore moins une cité fortifiée !
— Moi non plus, je ne comprends pas… mais avançons un peu plus vers la porte de la ville, nous verrons s’il reste des survivants à l’intérieur des murs.
Prudemment, le père et le fils se dirigèrent vers l’entrée de la cité. Près de la gigantesque porte, là où un garde les attendait habituellement, il n’y avait personne. Pas l’ombre d’un soldat pour protéger le passage.
— C’est curieux, fit le père. On dirait une ville fantôme…
— Heureusement qu’il fait encore jour, dit le fils en déglutissant. Je n’aurais jamais osé passer cette porte durant la nuit… Le silence est si lourd… si impressionnant qu’il en donne le vertige.
— Avançons avec vigilance et voyons ce qu’il y a à l’intérieur…
Perchés en haut d’une tour de garde, seuls quelques grosses corneilles et trois vautours repus regardèrent les deux potiers franchir les fortifications de Byzance. Les yeux des rapaces suivirent leur lente et vigilante progression jusqu’à une petite place où, jadis, aux jours heureux de la ville, des marchands de fleurs avaient établi leur quartier.
— Byzance est complètement morte, constata l’aîné avec stupéfaction. J’en ai des frissons dans le dos… C’est terrible, ce qui est arrivé… Il y avait tant de vie ici que… je… je n’arrive tout simplement pas à le croire.
Le vieux potier, quant à lui, demeura muet, incapable qu’il était de prononcer un seul mot devant le spectacle qui se présentait à ses yeux. La cité qui était autrefois une fourmilière débordante d’activité se trouvait maintenant remplie de cadavres ! Femmes et enfants gisaient par terre et servaient désormais de pitance aux charognards. Tués dans l’exercice de leurs fonctions, plusieurs soldats n’avaient plus de tête et leurs épaisses armures de cuir ou de métal avaient été déchirées comme s’il s’était agi de simples vêtements de lin. Les rues étaient pleines de mares de sang qui caillait au soleil, de jambes et de bras arrachés, ainsi que de défécations animales. Une odeur âcre de pourriture accompagnée d’émanations repoussantes de faisandage donnait envie de vomir. Dans les puits et les fontaines flottaient des corps boursouflés dont se nourrissaient avec bonheur d’innocents petits poissons rouges.
— Ne remarques-tu pas quelque chose d’étrange, mon fils, dans cette atroce scène de carnage ? demanda le vieil homme, au bord des larmes.
— J’ai sous les yeux le plus terrible des massacres qu’il m’ait été donné de voir, père ! Je ne vois rien d’autre… J’ai déjà croisé les ruines de petits villages attaqués par des voleurs où les cadavres d’innocents gisaient sur le sol, mais comme cela, jamais…
— Dirige ton attention sur l’état des lieux et tu verras que toutes les femmes portent encore leurs bijoux et que les commerces n’ont pas été pillés. En temps de guerre, les villes qui ne sont pas occupées sont systématiquement dévalisées, mais pas celle-ci !
— C’est bien vrai, père…
— J’en déduis que ceux qui ont perpétré ce crime n’avaient qu’une chose en tête : tuer le plus de gens possible ! Comme des bêtes sauvages, sans foi ni loi, ils sont entrés dans Byzance et ils ont éliminé tous les habitants. Ces monstres sont ensuite repartis comme ils étaient venus…
— Ce sont les Perses ?!
— Non, ils sont trop avares pour laisser derrière eux autant de richesses. D’ailleurs, ce cadavre, juste ici, est celui d’un soldat d’Assurbanipal, le roi de Babylone. Cela me laisse supposer qu’ils étaient dans la ville et qu’ils en assuraient le contrôle bien avant l’attaque.
— Mais quel peuple barbare peut attaquer une ville uniquement pour le plaisir ? On ne fait pas de telles choses pour s’amuser ?! Les dieux sont assurément responsables d’un tel… Un bruit ! J’ai entendu un bruit, là, derrière cette charrette renversée.
— Cache-toi et prends une épée, nous devons rester prudents…
Les deux potiers attrapèrent rapidement chacun une arme et trouvèrent refuge près d’un abreuvoir à chevaux. L’un près de l’autre, ils attendirent quelques minutes dans l’angoisse.
— Je crois qu’il n’y a rien, père… Désolé, c’est probablement mon imagination qui m’a joué un tour.
— J’ai aussi entendu ce bruit, mon garçon…
Par un accord tacite, le potier et son fils décidèrent de sortir de leur cachette et de s’avancer vers la source du bruit. Si la menace était réelle, il valait mieux que les deux hommes prennent les choses en main et attaquent en premier. Ils bénéficieraient au moins de l’effet de surprise.
— C’est peut-être un survivant, père ! suggéra le fils à voix basse. Ne vaudrait-il pas mieux baisser nos armes pour éviter de l’effrayer ?
— Demeure sur tes gardes, c’est notre meilleure défense…, murmura le père. J’aime mieux effrayer un innocent qu’être surpris par un ennemi. Il sera toujours temps de baisser nos épées et de nous excuser…
À quelques pas de la charrette renversée, une petite plainte se fit soudainement entendre, semblable à un gémissement de chien blessé. Le son paralysa les deux potiers.
— Un animal, père ?
— Non… c’est… c’est un monstre.
Au moment où l’homme prononçait cette dernière phrase, son fils et lui virent un gigantesque loup sortir de sa cachette et les fixer directement dans les yeux. Tout droit sortie d’un cauchemar, la bête énorme et menaçante était couverte de sang. Une patte en moins, les oreilles arrachées et une flèche lui traversant une hanche, le loup semblait encore posséder la force de terrasser les nouveaux arrivants. Malgré ses nombreuses blessures, l’animal montrait les dents et invitait, par son attitude arrogante, les deux hommes au combat.
— Tu as vu cette bête, mon fils ? Elle est…
— … abominable ! termina le jeune homme qui n’en croyait pas ses yeux. Je n’ai jamais vu un loup aussi gros et aussi…
— … redoutable, conclut le vieil homme en serrant le pommeau de son glaive. Je crois que nous allons devoir défendre notre vie. Si tu suis mes directives, nous aurons une chance de nous en tirer… Je m’avance en premier pour attirer son attention… Pendant ce temps, tu te positionnes à droite… Une fois qu’il bondira sur moi, transperce-lui le flanc avec ton épée. Je m’occupe du reste, compris ?
— Non, père, laissez-moi l’affronter…
— Tais-toi et fais ce que je te dis ! Nous n’avons pas le loisir de discuter.
Suivant le plan de son père, l’aîné se retira.
— Allez, mon gros ! lança le vieux potier à l’animal. Approche un peu que je voie si j’ai perdu mon adresse à l’épée. Viens !
Le loup évalua la situation et comprit rapidement que les deux hommes lui tendaient un piège. S’il attaquait le vieil homme, son flanc allait être exposé. Ce fut alors que, bien décidé à survivre, il fit face au fils du potier et bondit sur lui à la vitesse de l’éclair.
Alors que la gueule béante de la créature allait se refermer sur le cou du jeune homme, une flèche fendit l’air et vint se loger directement dans la tête de l’animal. La bête tomba lourdement sur le sol en poussant un petit hurlement de douleur, puis ferma les yeux pour de bon.
Le fils du potier tomba à genoux et régurgita son petit-déjeuner.
Son père leva les yeux au ciel et remercia les dieux de ce miracle.
— Je savais que je pourrais être utile ! lança fièrement le cadet de la famille, un arc à la main. On a toujours besoin d’un plus jeune que soi !
— On pourra dire que tu as la tête dure, toi ! Mais pour une fois, je suis bien content que tu m’aies désobéi ! s’exclama le vieux potier dans un long soupir de soulagement. Je ne me sentais pas de taille devant cette bête… et ton frère… tu lui as sauvé la vie… Quelle peur, mais quelle peur, lorsque j’ai vu cette créature bondir sur lui ! J’espère seulement que le monstre aura eu son compte.
— De rien, père ! fit le cadet, trop fier de lui.
En observant le loup qui gisait dans son sang, l’aîné, qui reprenait lentement ses esprits, aperçut le poil de l’animal qui, tombant par plaques, révélait le corps d’un homme nu.
— Venez voir ! cria-t-il pour attirer l’attention de son frère et de son père. L’animal se transforme… On dirait qu’il prend l’aspect d’un… d’un humain !
— Mais voyons, ce n’est pas possible…, répondit le vieil homme en s’approchant de la dépouille.
Sous les yeux médusés du potier et de ses fils, le loup perdit peu à peu ses caractéristiques animales et, bientôt, le cadavre d’un homme de grande taille aux cheveux longs et à la barbe hirsute devint très clairement visible. Mutile à plusieurs endroits, il avait un bras arraché et la flèche qui lui traversait le bassin était toujours en place. D’une oreille à l’autre, le projectile du cadet était bien fixé à travers son crâne.
— C’était un homme ou une bête ? demanda l’aîné en se pinçant pour être certain qu’il ne rêvait pas.
— Ce n’était ni l’un ni l’autre…, répondit son père. Il s’agit d’un… d’un hyrcanoï !
— D’un quoi ?! fit le cadet.
— Je croyais qu’ils n’existaient que dans les légendes anciennes, répondit l’homme, visiblement ébranlé. Il faut vite quitter cette ville et informer le grand conseil de Troie de cette découverte.
— Père, expliquez-vous !
— Les hyrcanoï font partie d’un peuple très ancien qui possédait le secret de la transformation en loup… On raconte qu’ils ont été sauvages et brutaux… et qu’ils ne pensaient qu’à répandre la mort autour d’eux… Ces barbares sans foi ni loi ne priaient qu’un seul et unique dieu archaïque et primaire. Les hyrcanoï sont des animaux avides de sang et de mort. Ils tuent uniquement par plaisir…
En écoutant le récit de leur père, les deux fils échangèrent un regard angoissé. La métamorphose qui venait de se produire confirmait bien que le vieux potier n’était pas devenu fou. Si cette histoire était fondée et qu’un peuple aussi abominable avait réduit en cendres la grande Byzance, d’autres hyrcanoï étaient peut-être encore cachés dans les ruines de la ville. Il valait mieux ne pas trop traîner dans les décombres.
— Fuyons, père…, dit l’aîné. Nous devons quitter le plus rapidement possible ce lieu maudit.
— Oui ! Ne perdons pas de temps ! enchaîna le cadet, d’accord, pour une fois, avec son frère. Nous irons directement à Troie pour en informer le conseil…
— Bien parlé, mes fils, conclut le potier. Fuyons tout de suite…
Toujours sous le regard intrigué des charognards, les trois hommes quittèrent promptement Byzance et marchèrent d’un pas rapide vers les embarcations des passeurs. En chemin, l’aîné s’arrêta pour découper dans la boue séchée quelques plaques de terre sur lesquelles de gigantesques empreintes de loups étaient bien visibles.
— Cela nous servira de preuve pour le conseil ! dit-il à son père qui le pressait d’accélérer le pas.
Au loin, le hurlement déchirant d’une bête sauvage se fit entendre.
Les potiers bondirent dans une embarcation et naviguèrent facilement jusqu’à l’autre rive. De là, ils rejoignirent sans problème leur chariot, abandonnèrent leurs pots sur le bord de la route pour alléger leur véhicule et filèrent vers Troie.